dimanche 23 août 2015



A la suite du précédent article, dans lequel je parlais de confiance et lâcher prise au sein de la classe, je souhaitais partager avec vous un exemple de mise en application de ces principes.

Ce qui suit n'est absolument ni un exemple à suivre, ni un modèle de quoi que ce soit, c'est juste qu'il m'a semblé intéressant de voir le cheminement de la classe tout au long de l'année (et quand je dis 'classe', je parle des élèves et de moi-même.)


Comme tous les ans, j'introduis dès le premier jour de classe les règles qui régiront les déplacements de la classe dans l'école. Je suis dans une école à l'architecture complexe, et il nous faut beaucoup de temps pour aller de la 'grande cour' à notre classe à l'autre bout de l'école.
C'est pourquoi, il est très important pour moi de bien réguler les déplacements dans les couloirs pour éviter le bazar, les bousculades, les coups de pieds qui trainent et le mal de crâne qui va avec. 
(Pour en savoir plus sur ma manière de gérer le rang, allez lire cet article).

Donc, en début d'année, je discute des règles avec les élèves, je leur explique le rôle des chefs de rangs et des personnes en fin de rang, ainsi que le 'job' (très convoité) des inspecteurs de rang. Pour simplifier, il y en a trois, un au début, un au milieu et un à la fin du rang (mais en dehors dudit rang) qui se relaient pour rappeler aux élèves que le silence est de mise lors des déplacements et pour 'noter' sur une grille les élèves qui ne respecteraient pas la première injonction. 

Depuis des années que je fonctionne de cette manière, il y a bien-sûr eu des ajustements en fonction des élèves, de la classe et de bien d'autres paramètres. Ca n'est pas un système fermé et la discussion est la bienvenue.

Nous avons donc commencé l'année de cette manière, mais très vite, j'ai dû faire face à des 'réclamations' lors des conseils de classe.
Réclamations du style : 'les inspecteurs de rang sont tous pourris et ne sanctionnent que les gens qu'ils n'aiment pas et pas leurs copains' (ok, je synthétise mais le coeur y est) ou encore 'mais je n'avais pas parlé je ne faisais que bouger les lèvres en faisant semblant de parler donc je ne méritais pas de croix!' tout ceci dit avec les trémolos dans la voix de l'élève innocent et incompris.

Bien-sûr, en professionnelle que je suis, je me retiens de lever les yeux au ciel et de répondre un cinglant 'mais vous avez quel âge?' tout en me rappelant que bon, ils ont dix ans et que c'est de leur âge en fait, et me concentre sur leurs réclamations.

J'ai acquis avec l'expérience une certaine manière de communiquer qui consiste à répondre à leurs réclamations par un : "très bien, donc tu proposes quoi? Quelle est ta solution?" Si vous n'avez jamais essayé cette technique, elle est tout simplement formidable.

Les élèves y vont donc de leurs solutions, et moi j'assiste au débat, je prends un air concerné tout en écoutant leurs arguments et au final, je synthétise.

"Donc, concrètement, si je résume vos demandes, vous souhaitez qu'il n'y ait plus d'inspecteurs de rang?"

"Oui," disent les élèves en coeur.

"D'accord," (et non je ne suis pas du tout déçue qu'ils rejettent ma super organisation de rang sur laquelle j'ai travaillé des mois et que j'ai peaufinée pendant des années) "Donc, plus d'inspecteurs de rang."

"Et plus de silence total non plus !" un élève grisé par cette première victoire revendique, me rappelant vaguement un Desmoulins se dressant contre la menace des troupes étrangères rassemblées autour de Paris.

"Tu proposes quoi à la place ? Parce qu'on ne peut pas se permettre de parler à tue-tête, ça dérangerait les autres classes."

"On pourrait chuchoter?"

"Très bien," dis-je tranquillement. "Et que se passe-t-il si cela ne fonctionne pas ?"

"On revient au fonctionnement d'origine." 

"Donc, vous voulez supprimer les inspecteurs de rang et être autorisés à chuchoter ?" (toujours re-for-mu-ler). "Je vous propose donc que l'on fasse l'essai quelques temps et on fait le point dans quelques semaines pour savoir où on en est." 

La séance est levée, les élèves sont contents, ils ont été entendus, et vont pouvoir tester leur solution.


Au-delà du trait d'humour, c'est quelque chose de vraiment important. Comme dirait l'autre, 'seul le vécu est initiatique' et c'est tellement vrai !
Autant pour les élèves que pour nous, nous n'apprenons vraiment qu'en faisant l'expérience des choses nous-mêmes.

J'aurais pu dire à mes élèves que je SAVAIS dès le début que leur 'plan' n'allait pas fonctionner. Parce que j'ai déjà moi-même vécu ce genre de choses, que malgré les très bonnes volontés, lorsque un groupe de 25 décide de chuchoter, vient toujours un moment où quelqu'un se met à parler plus fort et c'est fini. C'est tout à fait normal et parfaitement humain, et ça nous arrive à tous. Et puis, reste aussi la possibilité que cela fonctionne, après tout, donc ça vaut le coup d'être testé.

J'ai donc accepté que cette décision leur appartienne et qu'ils expérimentent par eux-mêmes ce schéma qu'ils proposaient. 

C'est là toute la différence : oui, je PEUX imposer les choses à mes élèves, j'ai suffisamment d'autorité sur eux pour ça, mais que se passe-t-il dans ce cas-là ? Ils m'obéissent parce qu'ils me 'craignent,' simplement, mais QU'APPRENNENT-ILS au final ? Pas grand-chose. La seule chose qu'ils vont apprendre, c'est que l'adulte a le dernier mot, qu'ils ne sont pas capables de prendre des décisions par eux-mêmes et que de toutes façons, il vaut mieux faire ce que demande la maîtresse (ou l'inverse, chercher à tout faire pour provoquer et déstabiliser la maîtresse et entrer en opposition.)

Et c'est là la clé de tout : nous sommes là pour ENSEIGNER et pour que nos élèves APPRENNENT et PROGRESSENT.

Et quoi de mieux pour apprendre et progresser que d'expérimenter soi-même et vivre les choses directement ?

Nous avons donc procédé à l'expérimentation. Je me suis retenue bien des fois de ne pas intervenir, de ne pas faire de remarques sur le niveau sonore du rang ou son caractère désordonné tout en assurant bien-sûr la sécurité et le cadre (car non, il ne s'agit pas de laisser faire tout et n'importe quoi non plus). Ca a été dur, mais j'ai tenu bon.

Au final, ce sont eux qui sont revenus sur leur décision.


Au bout de deux mois de notre 'essai,' nous avons eu un nouveau conseil de classe (enfin, on en a eu d'autres avant, mais celui-là... bref).

Nous avons fait le point sur le rang.

Et là, les remarques ont fusé. "Ca ne marche pas, le rang comme ça, parce que tout le monde fait n'importe quoi."

"Je n'arrive pas à me contrôler et à chuchoter, c'est trop dur quand il y a d'autres personnes qui parlent autour."

Et finalement : "J'aimerais bien qu'on revienne au système d'avant."

Moi : "Tu veux dire, remettre des inspecteurs de rang ?"

La classe : "Ouiiiiii! Quatre, même !"

Moi : "Pourquoi ? Qu'est-ce que ça change ?"

Et là, le débat commence. Les élèves argumentent, font part de leur expérience, de leurs difficultés et d'autres facteurs qu'ils n'avaient pas prévus.

Au final, nous sommes revenus au système d'avant. Mais en mieux. Le rang était en fin d'année beaucoup plus structuré et serein qu'avant l'expérimentation, parce que les élèves avaient COMPRIS l'intérêt et donc ne se contentaient pas d'appliquer bêtement une consigne venant de l'adulte, mais appliquaient cette consigne parce que désormais, elle avait un SENS pour eux et ils en comprenaient les enjeux.


Lâcher prise, laisser les élèves faire leurs propres expériences, accepter de les laisser se tromper et aller dans le mur afin qu'ils apprennent quelque chose est extrèmement important.

Petite précision : dans cet exemple précis, l'expérimentation n'a pas fonctionné pour les élèves mais ils ont quand même appris quelque chose. Il y a eu d'autres exemples pour lesquels leurs propositions ont très bien marché, et cela m'a moi-même permis de progresser et d'améliorer mon enseignement grâce à eux ! Ca ne va pas que dans un sens. 

Comme je l'ai dit, il m'a fallu des années avant d'en arriver là et de ne plus avoir peur de laisser cette part de liberté à mes élèves. Car oui, avant j'avais peur. Peur qu'ils me débordent, peur qu'ils prennent le dessus, peur que les choses dégénèrent et que je n'arrive pas à les gérer. Bien-sûr, ça peut encore arriver.

Mais au final, si on fait suffisamment confiance à ses élèves, si on pose le cadre et que les élèves ont confiance en nous, alors oui, ils vont apprendre, et cela implique d'accepter qu'ils se plantent avant d'en arriver là. Et ça, c'est peut-être le plus dur aujourd'hui.

Accepter que l'erreur fait partie du processus d'apprentissage.

Mais c'est presque un autre débat. :)


30 commentaires:

  1. Article très intéressant, ton exemple montre bien qu'il est difficile d'enseigner, et que rien ne remplace la pratique !
    Merci

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  2. Merci pour ce bel exemple effectivement on a trop souvent peur de laisser nos élèves mener la danse dans certains domaines alors que la classe est aussi leur lieu de vie et d'expérimentation, il est important de leur permettre de grandir de cette manière!

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  3. Un bel article très clair et qui donne envie d'essayer à son tour !

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  4. Exemple intéressant. J'ai du mal à lâcher prise (même à la maison !), mais depuis quelques années, je me soigne ;) Et je penserai à vos conseils durant cette prochaine année !
    Isac

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    1. Ah oui, ça n'est pas facile à faire, ni en classe, ni à la maison ! Mais tellement satisfaisant quand ça fonctionne ! Bon courage ! :)

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  5. Merci encore pour cet article. J'effectue ma T1 à la rentrée, un triple niveau, une direction, une trouille au ventre et l'envie de faire bien. Je suis tombée par hasard sur ton blog en juillet et je l'ai parcouru de fond en comble pendant tout l'été. Résultat : je vais mettre en place (ou tout du moins tenter de) bon nombre de tes conseils et pratiques. J'aime beaucoup ta vision de l'enseignement et le cœur que tu mets dans ton travail.
    Merci vraiment pour tout ce que tu partages.

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    1. Wow, commencer par un triple niveau et une direction, c'est du sport ! J'espère en tout cas que ça se passe bien. :)
      Contente que mes petits 'trucs' puissent t'aider ! Bon courage ! :)

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  6. Un article que je vais ajouter à mes articles à relire, car cette année, un beau défi m'attend. Je sens bien que ton article me rappellera à l'ordre de temps en temps...

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    1. Chouette, un nouveau défi !!! Comment ça se passe pour toi ?

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  7. Merci pour cet article ! Je suis tout à fait d'accord sur le fond et cette vision de l'enseignement m'est vraiment très proche. Toutefois, j'avoue que je me suis souvent sentie perplexe face aux élèves qui abusaient de cette liberté pour échapper aux règles... J'ai vécu la même situation et le même débat en classe par rapport aux rangs (beaucoup trop bruyants !). Et mes élèves aussi ont proposé de chuchoter, j'ai accepté d'essayer leur proposition et de faire le point ensuite... En effet, c'était de nouveau le chaos et les collègues nous ont fait des remarques, mais... cela ne dérangeait absolument pas mes élèves, ravis de pouvoir de nouveau discuter dans les rangs ! J'ai donc fini par dire qu'à moi, cette situation ne me convenait pas et qu'elle ne correspondait pas aux règles de l'école...nous sommes donc revenus aux batailles quotidiennes pour avoir un rang silencieux (croix, punitions, etc) à la plus grande déception de tous. Alors je me demande, la veille de la rentrée, si c'est une question de maturité des élèves, si c'est moi qui avais mal gérer ce "lâcher-prise"... et quelle conclusion en tirer pour ne pas baisser les bras !

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    1. Ah, c'est difficile à faire, et ça ne fonctionne pas toujours, c'est ce qu'il faut se dire. Ce qui est valable avec certains élèves, ne l'est pas forcément avec la classe d'après. Mais le plus important est d'essayer, car quoiqu'il arrive, élèves et enseignant en tire des enseignements, et c'est finalement le plus important. Prendre du recul, analyser les raisons, et accepter que parfois, les élèves ne sont pas prêts ! :) En tout cas, c'était super d'avoir essayé et ça n'est pas parce que ça n'a pas marché cette fois que ce sera le cas la prochaine fois ! :) Bon courage !

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  8. Passionnant! Tellement difficile de se laisser du temps pour trouver un système efficace à long terme, au détriment de l'efficacité à court terme! Et pourtant, c'est ce qui marche le mieux!
    Merci pour ce bel exemple!

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  9. Merci pour ce bel exemple pratique :)

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  10. Je suis tout à fait d'accord avec tes propos. Je suis une adepte du "lâcher prise" mais ça n'est pas toujours facile.

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    1. Oh que non. C'est très compliqué et pas naturel, et pas toujours possible. Mais ça vaut le coup d'essayer ! :)

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  11. Merci beaucoup pour cet article éclairé et éclairant !

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  12. Superbe article. Voilà qui me donne du baume au cœur et me fait attendre la rentrée avec impatience. Je suis T5, donc encore jeune enseignante, mais je me suis lancée dans les conseils de classe assez rapidement, le tout couplé avec tout un système de gestion du comportement et des conflits qui implique grandement chacun (message clair, travail chaque année sur les notions de droits et devoirs etc.). En conseil de classe, il m'arrive de n'avoir pas à intervenir du début à la fin. Bon, pour les 1ers conseils, je suis plus présente, je cadre, je recentre, je guide, je relance si nécessaire. Les CM2, qui connaissent mon fonctionnement de l'année passée, sont très impliqués pour émettre des propositions et en débattre, sous le regard surpris de leurs petits camarades de CM1 et CE2, plus timorés. Comme je suis directrice d'une école à 3 classe, l'an passé j'ai eu droit à une journée de décharge surprise en fin d'année. C'était le jour du conseil de classe, et j'ai demandé à ma décharge de faire le conseil, qui leur tient vraiment à cœur. Elle appréhendait beaucoup, n'ayant jamais vécu de conseil abouti j'imagine... Mais je l'ai encouragée, lui disant que si nécessaire, j'étais à côté (je savais bien que je n'aurais pas à intervenir...). Elle est ressortie de là complètement chamboulée par leurs échanges, le respect qu'ils ont vis à vis des autres. Elle s'attendait à un règlement de comptes alors que pas du tout. Ils essaient de comprendre, de trouver des solutions et surtout, ils ne se jugent pas.
    Je crois vraiment que le conseil de classe est un outil merveilleux pour pousser l'enseignant vers ce lâcher prise et cette confiance. C'est ce qui me donne chaque année l'envie de m'investir, pour eux.

    Et suite à ton article précédent, je te remercie, car le point sur la gestion des parents, il faudra que je le lise et le relise, car parfois, je suis particulièrement incisive, surtout vis à vis des parents qui ne disent pas bonjour, nous regardent de haut, ou nous méprisent... Cependant, malgré tout, comme tu dis, ils font de leur mieux avec ce qu'ils sont, ce qu'ils ont vécu, ce qu'ils connaissent. Ils veulent le meilleur pour leur enfant, et il nous faut trouver les bons mots et la bonne attitude pour les amener à être plus sereins en nous confiant leurs enfants. Sur ce point, j'ai encore pas mal de travail!

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    1. Un seul mot : bravo. Pour tout ce que tu as entrepris et particulièrement les conseils de classe. Oui, c'est un travail de longue haleine, mais ça vaut vraiment le coup. Nous avons nous aussi des conseils et c'est dur en début d'année de repartir à zéro quand on a quitté des CM2 qui communiquaient avec respect en fin d'année ! :)
      En tout cas, bon courage pour cette année ! :)

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  13. Un esprit positif et serein vers lequel j'essaie de tendre... Merci de conforter mes efforts.

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  14. Ton article est vraiment très riche merci pour ton expérience. J'adore cette idée, cette démarche! Bravo :)

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  15. Il y a des élèves qui acceptent les propositions et d'autres qui ne peuvent les appliquer. Ce n'est pas, de leur part, une défiance mais simplement leur cerveau n'est pas encore mure pour cela. Dans ce cas il faut couper le groupe en deux. Par exememple pour un rang. Ceux qui peuvent le faire en faisant attention seront mis devant en "autonomie" ceux qui n'en ont pas encore la capacité seront gérés pas le professeur tels qu'ils l'auront défini ensemble. Petit à petit les enfants du 2eme groupe passeront dans le premier groupe. Cela permet pour eux de se voir évoluer.
    As-tu testé une histoire de dragon ? Ce serait bien plus ludique.
    J'aurai inventé une histoire du style "on est des chevaliers et on doit passer dans un chateau pour arriver dans la salle des trésors (la classe) mais les dragons gouvernent le monde et pour ne pas les réveiller il faut faire silence. (on peut inventer des pièges au fur et à mesure du déplacement)... Et bien sur en arrivant on gagne un trésor (tes fameuses perles) si la mission à réussie.
    Les enfants aiment rêver, aiment les choses ludiques et les adultes ne leur offrent plus beaucoup de rêves (surtout des sanctions, des obligations...).
    Pour la confiance et le lacher prise ça fonctionne aussi parfaitement à la maison et particulièrement avec des ado ! Résultat aucune crise d'ado à la maison et j'en ai deux.

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  16. Bonjour,

    Je viens de découvrir votre blog et je suis en train de lire vos articles avec avidité. En ce qui concerne l’expérimentation de la solution trouvé par vos élèves: combien de temps avez-vous laissé passer avant que vos élèves ne se rendent compte que leur solution n'était pas viable ? Qu'auriez-vous fait s'ils ne s'en étaient pas rendu compte ?

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